Esquisse d’une interprétation philosophique sur la série de gravures [ 1-39 / A – E ]

Les sortilèges de la solitude

On aurait pu intituler cette esquisse « ceci n’est pas une partouze ». Le motif sexuel qui traverse ici la quasi-totalité des gravures [ hormis p. 0, et p. 4 ? ] a certes quelque chose tenant du mélangisme ou « polyamour » érotique (la partouze, donc) ; c’est peut-être même ce qui saute aux yeux. Mais alors, c’est un mélangisme aggravé, et d’une telle aggravation qu’il finit par se nier lui-même pour devenir son contraire : une chair sans personne. Une chair seule. J.G. Kuhn n’offre pas à voir une somme de corps individués cherchant à s’abolir dans le komos primordial d’une chair anonyme et inhumaine. On ne trouvera pas dans cette série des corps qui font chair. Il s’agit plutôt d’une masse informe et sans visage où se débattent, tâtonnant à l’aveugle, des amants potentiels non-nés qui, pris dans le limon d’une ligne qui refuse d’accoucher ses êtres distincts, palpent de manière malade pour chercher et parfois trouver queue (poignée ?) ou orifice (serrure ?) : bref,  une chair sans véritable corps.

On attend beaucoup de la chair. Pâte de l’amour physique, elle est le point de départ et le point d’impact fantasmatique du désir : siège, et songe. Une boucle. Elle noue les individus entre eux. Pour cette raison, depuis la philosophie platonicienne jusqu’à la phénoménologie du corps d’un Merleau-Ponty (et du rituel bacchique au bordel en passant par le boudoir), on confie à la chair une charge considérable : à elle de nous restituer notre appartenance ontologogique au monde, en nous permettant de coller aux choses et aux autres comme jamais la pensée, décollante par nature, ne permettra de le faire ; à elle encore de cicatriser, par sa réalité transcorporelle et tellement immédiate, la plaie primitive que nous fait subir la genèse de nos âmes cristallines, rentrées et solitaires, et d’oublier, l’instant d’une communion physique, le drame pénible de l’individuation, cet impôt implacable que l’on doit à l’existence humaine (à imposition variable). Bref : on demande à la chair que l’on est de prendre une revanche sur la chair que l’on a. Revanche de l’énergétique sur l’anatomique, de la ligne sur le point, de la courbe circulaire qui noue et relie sur le trait qui coupe, et trahit. Rappelons-nous le mythe de l’Androgyne, qu’expose Aristophane dans le célèbre Banquet de Platon : nous sommes tous la moitié (verticale) d’une entité humaine originelle (circulaire), entité coupée par Zeus pour châtier l’orgueil et l’audace de sa propre créature. Depuis, par l’amour, et suivant l’aiguillon d’Eros, nous cherchons à retrouver cette unité primitive d’avant notre incomplétude – et d’avant notre faute (nous avons merdé quelque part pour être ainsi en état de manque), afin de nous (re)transformer en un être unique et sans manque.

Ce n’est pourtant pas ce phantasme-là que l’on trouve ici : non, ici la chair ne cicatrise pas, ici la chair ne guérit pas, ici la chair ne nous reconduit pas à un stade pré-individuel et jubilatoire de l’existence. La chair n’est pas ce délicieux ravissement collectif qui nous ré-expédie le temps d’une orgie à l’état pré-natal et mythologique où nous n’étions encore personne. Ici, la chair est une donnée initiale, elle est le théâtre d’un carambolage de membres frénétiques qui se pincent, se palpent et se masturbent, formant un ensemble précaire à l’équilibre instable dans lequel personne ne parvient véritablement à émerger ; pas une seule personne qui puisse se sortir le visage du cul, ne serait-ce que pour avoir le désir de s’y dissoudre et de disparaître. Comprenons : aucune trace d’individu en manque de chair, mais une chair en manque d’individu. Quelqu’un manque. Et la chair se gratte, ça démange. Comme pour Stéphane Mallarmé, dans sa Brise marine, la chair, dans les gravures de J.G. Kuhn, serait-elle triste ?

Une chair sans corps

Non: pas de corps dans ce montage de membres. Parfois, les membres sont séparés, découpés [p. 4], le plus souvent, fondus dans une ligne qui jugule toute possibilité d’individu.

(a) Parce que les êtres en état d’amour sont parvenus à abolir leurs frontières dans l’acte sexuel, renouant ainsi avec le Tout perdu et sacrifié à la naissance. Mise à mort de la silhouette humaine (ce que symboliserait la planche 0 en tête de proue de la série ?) au bénéfice de la plénitude anonyme et universelle, via le Komos rituel des corps débordés par leur propre chair; Une commémoration opérant la décorporation.

(b) parce que la chair ne parvient pas à composer ces morceaux d’êtres pour fabriquer un ou plusieurs individus. Jamais la chair ne parvient à s’incorporer dans une forme humaine : des bras et des pieds, des orifices et parfois des ramifications phalloïdes. Hypothèse que nous retiendrons : on a plus une chair incapable de se sortir de son désordre pour se donner corps, que des corps jouant le désordre afin de jouir de leur chair. Plus une non-naissance des formes (la planche 0 symbolise la forme humaine comme étant mort-née) qu’une mise en déroute des formes corporelles. Plus un non-début qu’une fin. Pourquoi cette hypothèse-ci plutôt que celle-là ?

Absence du visage

On ne voit jamais vraiment de visage en parcourant l’ensemble de la série. Tout se passe comme si ce dernier était mis en réserve, conservé à l’intérieur d’une nébuleuse organique trop absorbée par sa frénésie sexuelle pour lui permettre de se révéler. A vrai dire, le seul visage complet que l’on trouve dans cette série, c’est celui de la planche 0 : mais précisément, il s’agit là d’un crâne qui, à proprement parler, est bien plus une figure grimaçante qu’un visage. On trouvera aussi dans les planches 9 et 11 les silhouettes de têtes, mais qui là encore, ne permettent pas aux attributs du visage d’émerger (dans la p.9, les têtes sont plus fœtales qu’humaines, et la planche 11 présente une tête atrophiée : inachevée. Elle est montée, comme un phare brisé, sur un corps en pleine crise d’onanisme, cul grand-ouvert, en plein manque)

On notera par ailleurs, ce qui n’est pas sans rappeler le motif magrittéen du passage organique/végétal, l’irruption du végétatif  collé au montage des membres organiques [p. 31, 32, 35, 37… ]. On y trouve des branchages, des branchages qui sont nus, comme ceux des arbres en hiver. Le végétatif indique le permier stade du vivant, bien loin de l’existence individuée des hommes. Cette mention aggravante du végétatif dur et nu renforce la perception d’un univers où l’activation sexuelle n’en est pas encore au printemps de l’amour : ça cherche, avec fureur et stress, ça fonce dans l’Eros, mais contrairement au Printemps de Botticelli, l’explosion de l’énergie générationnelle n’aboutit pas encore à une forme humaine célébrée et centrale : une jeune et jolie femme blonde. Non pas qu’il s’agisse d’une anti-Renaissance, mais plutôt des cent pas d’avant la naissance dont on voit poindre pieds et mains, mais pas encore de tête : il manque le nom. En faveur de cette ligne d’interprétation : la planche 9, l’une des rares à expliciter deux formes anthropoïdes distinctes : que peut bien chercher la silhouette de gauche en foutant ses mains dans la chair ventrale de la silhouette de droite ? Sortilège mélancolique d’une chair en pleine enquête, qui pour une fois parvient ici à se dédoubler clairement pour mieux se dire sa solitude, avant de retomber dans une masse informe, aveugle et en pleine ébullition : la lave impatiente et rageuse d’une chair en fusion [ il semblerait que le montage physique soit de plus en plus complexe et de moins en moins individué au fil de la série. Hasard ?].

Un tâtonnement aveugle

Mais surtout, et il faut ici relever l’importance des mains dans l’ensemble de la série, c’est que la chair devient un objet pour elle-même à travers toutes ces mains qui fourragent aveuglément dans les tissus desquels elles émergent [p. 27, 29, C, D…]. Cette fièvre de la palpation supplante même l’image de la pénétration, dont les occurrences sont relativement mineures [ p. 25, 29, 36, 38…] et reléguées à des circonstances quasi accidentelles. Ici : la chair se cherche, ça tâtonne, mille mains croisent mille pieds, ce pied que l’on a peine à prendre. Derrière les membres mêlés et ligués par une quête circulaire (infinie) dans laquelle personne ne sait où l’on a la tête, se dessine le spectre d’une chair en miettes qui ne pond rien de viable, bien plus que des corps trop pleins car gavés de chair et qui s’exploseraient.

Un impossible équilibre

Cette fièvre, cette inquiétude en soi, comme une sorte de milieu, s’exprime également dans la précarité et l’instabilité de l’équilibre : en réajustement permanent, un sentiment de vertige semble frapper le montage physique [ p. 22, 27 par ex ]. On peut même se demander si cette énergie frénétique, acéphale et myope qui traverse le montage n’est pas le symptôme d’une angoisse du vide qui menace l’échafaudage d’implosion : comme l’onanisme répétitif permet de tisser un fil de diversion faisant avancer le funambule amoureux, au dessus d’une insupportable absence qu’il s’agit d’oublier, les scènes d’amour (ou la scène d’amour répétitif à l’infini) qui défilent semblent en permanence sous la menace de l’effondrement, et personne pour tendre la main à personne : juste une chair qui se fouille, s’agrippe et se doigte pour se raccrocher à elle-même, dans le silence et l’asphyxie : pas une seule bouche (ou à tout le moins, une bouche libre) pour enfin crier, et puis, après, souffler un peu.

Scénographe physique d’un désastre où, et c’est le propre de l’enfer, tout se répète toujours, comme c’est le cas au fil des gravures de cette série, J.G. Kuhn nous délivre une chair singulière : une chair pas tant triste que hantée maladivement par le fantôme incognito d’un vide radical, que l’on tente de reboucher coûte que coûte. Non pas une chair à qui l’on en redemande, comme on en redemande aux alcools ou aux drogues pour qu’ils nous jettent provisoirement hors de nous-mêmes, mais une chair qui, du fond de son silence et des stigmates du manque, nous demande peut-être, par ses manies obsessionnelles et ses tâtonnements fébriles, d’avoir un peu de douceur pour elle.

 

Brise Marine

 

La chair est triste, hélas! et j’ai lu tous les livres.

Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres

D’être parmi l’écume inconnue et les cieux!

Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux

Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe

O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe

Sur le vide papier que la blancheur défend

Et ni la jeune femme allaitant son enfant.

Je partirai! Steamer balançant ta mâture,

Lève l’ancre pour une exotique nature!

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,

Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs!

Et, peut-être, les mâts, invitant les orages

Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages

Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…

Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots!

 

Stéphane Mallarmé

 

 

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